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Un Diner en Enfer

February 28, 2023

I
— A table ! Le diable m’appelle, l’aimable hôte,
avec son visage rouge et tout petit.

— Non, je n’ai pas faim ! Je hurle poliment
dans ses petites oreilles fines et délicates.

Il me fait alors des grimaces, et me montre
un livre illuminé : Les Proverbes de L’Enfer.

— Viens, mon petit, regarde ces anges
déchus et ces démons, ça te donnerait envie.

J’y retrouve mes vieux amis, Moloch,
Belzébuth et Satan, et je lui remercie :

— En effet, cela me réconforte
mille fois mieux qu’un album de famille !

J’y lis aussi cette phrase familière :
— Ce qui n’agit pas à ses désirs, empeste !

Aussitôt, je ressens la honte monter à ma gueule,
j’ai failli vomir dans les entrailles de l’enfer, et provoquer

La fureur minérale, si le diable n’a pas rapporté à temps
du soufre liquide, qui est d’usage pour les bains de bouche.

Ce geste fait, je me sens de nouveau spleendide,
rafraichi par une rage vigoureuse, une haine candide.

— Commençons le repas, notre tête-à-tête !
dit le diable, avec un clin d’œil maladroitement drôle.

Je m’assois alors à la table, puis par hasard, éructe.
Mais ! Le souffle s’embrase, comme si je crache du feu.

— Bravo, bravo ! m’applaudit-il, l’appétit
retrouvé vaut mieux que le paradis ! Et je lui souris.

II
Un court silence nous entoure, où chacun savoure
l’air délicieux de l’enfer et se regarde dans le vide.

— Connais-tu, mon cher ami, les us et coutumes de ce lieu ?
— Non, pas plus que je ne connais les géométries du feu.

Le diable semble troublé par ma réponse
non sequitur, mais se poursuit tout de même :

— Avant le repas, l’invité et l’hôte doivent chacun
raconter un rêve, pourvu qu’il ne soit pas trop violent !

Ensuite, on les partage avec mon petit Cerbère
qui sait en faire des interprétations exemplaires !

Seulement alors j’aperçois, assis sagement à ses pieds
un petit chien tout mignon de trois têtes :

Une grande tête de Chihuahua, une tête uniforme
de Cthulhu, et enfin une tête sinistre, tel un doge.

La Chihuahua est en train de bouffer, Cthulhu dort,
alors que le doge se tord et sans cesse blasphème.

En me voyant, le Cerbère balance chaleureusement
sa queue unique, et cet acte me rassure.

Mais dans son sommeil il agite, et la tête humaine parle
d’une manière indistincte, comme dans un rêve :

— Ô diable, ô homme, pauvres misanthropes,
me voici l’animal supérieur : vies, rêves, désirs

et fantasmes : ils me sont une chose seule et même !
L’inconscient parle, la conscience dort, la réalité

nous dévore, mais qu’importe ! Aou, Aou, Ouaf !
Il pousse soudain ces trois cris, puis les trois têtes retombent.

— Pardonne-lui s’il raconte des salades,
il n’a, hélas, pas encore appris le syllogisme.

Vertement s’excuse le diable, et grince ses dents
dans un sourire — maintenant, mon ami, c’est à ton tour.

III
Il n’est pas facile de raconter ses rêves
quand on est en face de diable lui-même.

Je retrouve ce même vide béant
chaque fois j’écris ou parle. Je tente.

— Est-ce une scène rêvée et oubliée,
ou une pure invention de l’imaginaire ?

Je ne sais plus, c’est seulement pour reproduire
les choses du passé, qui ne peuvent être autre :

Du sang rouge coule sur une lame blanche.
Elle, il, elle, elle et il sont là, allongés sur le sol.

Seul, debout, je suis au centre du sang
circulaire, et les corps sont fixés

sur ces orbites concentriques.
Je lève le couteau dans ma main, l’imprègne

dans une lumière qui tombe du haut, la déchire.
Tourne la main, l’épaule et les hanches, ils avancent

et s’élèvent, tandis que la lame brise
la lumière, ses éclats s’éparpillent par terre…

La scène s’efface, car je n’ai plus de force :
il faut payer un prix terrible pour pouvoir

enfin dire des choses qui n’ont pas de sens
et puis accueillir le hasard.

Cependant, le diable ne dit rien, il met
sa main sur la mienne et me fait

signe au Cerbère, qui dans son sommeil
paisible ronfle une douceur inintelligible.

Je n’ai alors plus besoin de me faire comprendre,
et suis prêt à entendre une fantaisie diabolique.

IV
— Dans ce rêve, le diable commence,
je veux devenir un poète-prophète.

Alors, une étrange voix me dicte :
Sur cette vaste lande où les arbres sans

fin tombent, chaque feuille morte est
une page dans son livre de la mort.

Le vent les charrie, telles des âmes
embrouillées dans leurs remords.

Enfin, une feuille repose sur une autre,
comme des doigts elles s’entrelacent.

Plaintes et cris, aigus ou âpres, apaisent.
Les livres s’ouvrent soudain et parlent :

Nous sommes tous des scribes de la mort,
nous qui inscrivons des mots dans nos corps.

Nous ne pouvions même plus mourir
hors la domination de cette langue.

Mais où suis-je, qui suis-je, et en quel sens ?
Aïe ! Maudis-moi pour que je sache !

Sur ces paroles le rêve brise.
Le diable se tait et a l’air triste.

Il semble avoir oublié quelque chose.
Il tire ses cheveux, se lève presque de son siège.

Une mélodie perdue ne peut être retrouvée,
le mode majeur de Satan est justement la perte.

Mais sonnent des tambours, sonnent des fanfares,
ils nous secouent et dissipent notre langueur.

S’excite le diable, il me fait signe vers une brume,
où je vois apparaître la silhouette d’une femme.

V
Devant le chaudron fumant n’est personne
d’autre que Médée, chef cuisinière infernalle.

— Ô mes amis, que puisse-je faire pour vous ?
Est disponible de la chair de toutes sortes :

Grenouilles de Léthé ou Sangsues de Styx,
même ces vers purs qui riment, tel un Ptyx.

Désirez-vous un ragout d’agneau bien tendre,
ou plutôt le corps dissolu d’un vieux Pélias ?

Que diriez-vous d’un morceau mariné de mon frère ?
Ou encore, ô quelle horreur, des cadavres tièdes

de mes chers enfants, massacrés par moi-même ?
Elle parle et elle sourit, ses images me dévastent.

Mais le diable brave n’éprouve point de trouble.
— Excellent ! La vengeance est une vertu gourmande,

Et il faut manger pour pouvoir ensuite vomir.
Que ma rage dévore mes père et mère !

Non pas comme des personnes bien sûr,
car ils sont depuis longtemps déjà morts —

Mais comme des personnages d’un drame
intime qui ne se sépare jamais de la vie même.

Pouvez-vous donner corps au fantôme d’Elseneur,
père assassiné d’Hamlet, et une fois de plus l’abattre ?

Pouvez-vous concocter une potion létale
et irriguer le corps de Dieu, sans forme et immortel ?

Pouvez-vous par sorcellerie conjurer, saisir
et mitonner des patriarches implicites de l’histoire ?

Car je désire moins du monde visible
que des choses invisibles à venir.

Je révolte contre corps, chair et apparences,
contre toute injustice de l’extérieure.

Le diable s’emporte,
la rougeur de son visage sature.

Médée apporte alors des toasts à l’avocat
et doucement le rassure :

— Calmez-vous et goutez cet apéritif, sachez que
personne ici ne se ferait l’avocat du diable.

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